Silvano
Le lendemain, je suis retourné travailler. J’ai payé Gastone Vallaresso pour les jours où il m’avait remplacé et suis repassé derrière mon comptoir. Gastone avait bien bossé, personne ne s’était plaint et il s’était souvenu de bien donner le ticket de caisse. J’étais heureux de recommencer à remplacer des talons et à dupliquer des clefs. Je me sentais mieux, même si je n’arrivais pas à penser avec lucidité à ce qui s’était passé chez Siviero. Les muscles de mes bras et de mes épaules me faisaient mal et c’était la seule sensation réelle que j’éprouvais. Tout le reste était confus dans l’obscurité de la mort. Même le sang avait une couleur étrange, comme si je le voyais en noir et blanc. Clara avait guidé ma justice. Et ça me suffisait. J’eus une poussée d’excitation en pensant à Ivana Stella. J’en avais pas encore terminé avec elle. Dans l’après-midi, elle passa me voir au magasin.
— Salut, bel homme.
— Salut, belle femme, tu étais dans le coin ?
— J’avais envie de te voir.
— Tu peux venir chez moi ce soir.
Elle rougit.
— Je ne sors pratiquement jamais après une certaine heure. Je ne saurais pas comment me justifier auprès de Vera.
Elle n’avait encore rien dit de notre relation à sa fille. Je décidai de m’amuser un peu.
— T’as raison. Alors, c’est moi qui viendrai chez toi.
Nouvel embarras.
— Elle pourrait comprendre qu’entre nous il y a quelque chose.
— T’es assez grande pour gérer ta vie comme tu l’entends, non ?
— Chaque chose en son temps. Ne sois pas pressé, s’il te plaît. Je veux éviter des problèmes avec Vera…
Je souris avec compréhension.
— Alors, on pourrait se voir dimanche après-midi.
Avant de rentrer chez moi, je passai en voiture devant la blanchisserie, devant chez les Siviero et devant la décharge. Rideaux de fer baissés, volets clos et silence au milieu des déchets.
Pour le dîner, je me décongelai une soupe de poissons. J’y ajoutai une goutte d’huile et mis la boîte au microondes. En mangeant, je suivis les infos de plusieurs télés privées. Personne ne s’était encore aperçu de la disparition d’Oreste et de Daniela.
C’était qu’une question de jours, après ça deviendrait une nouvelle de choix pour les journalistes et pour les cancans de bar. Je m’en faisais pas. J’éprouvais même un brin de curiosité ; pour la première fois depuis le drame, l’avenir me paraissait intéressant.
Les premiers articles parurent le dimanche. En sortant du cimetière, je remarquai la petite affiche accrochée au kiosque. « Un couple disparaît. Les familles portent plainte. » J’achetai les trois quotidiens. En gros, ils rapportaient les mêmes informations filtrées par le commissariat et par les carabiniers. Les parents de Daniela Borsatto et la sœur d’Oreste Siviero, préoccupés de ne plus avoir de leurs nouvelles, après avoir vérifié que la blanchisserie était fermée depuis plusieurs jours et après avoir frappé inutilement à la porte de la maison de la rue San Domenico, avaient signalé leur disparition. Les enquêteurs agissaient avec les précautions d’usage. Le couple était adulte et il pouvait avoir décidé de partir en vacances quelques jours. Ils avaient tout de même mis en route les procédures de routine. Les voisins avaient été interrogés ainsi que les clients de la boutique. Tout le monde était étonné et décrivait les époux comme des gens précis, routiniers et sociables. Je jetai les journaux dans une poubelle et rentrai. Je devais faire un peu de ménage avant l’arrivée d’Ivana Stella.
Sexuellement, cette femme était un vrai désastre. Elle savait seulement écarter les jambes et haleter vaguement. Avec cruauté, je la forçai à aborder le sujet.
— C’est entièrement la faute de mon mari, glapit-elle à un certain moment.
— C’est peut-être pour ça qu’il t’a quittée. Un peu d’imagination au lit, c’est toujours bien.
— On peut changer de sujet ? demanda-t-elle avec irritation.
— Tu me plais énormément, Ivana Stella, mais je cherche une vraie femme. Il vaut peut-être mieux qu’on s’en tienne là…
— Je t’en prie, ne dis pas ce genre de choses. Tu verras, j’apprendrai. Je serai bonne élève, je te le promets.
Je lui donnai quelques petits coups sur les fesses.
— Alors la prochaine fois, on commencera par là.
Le lundi, les chaînes locales annoncèrent que le tout-terrain de Siviero avait été retrouvé.
Le mardi, la police avait forcé les rideaux de fer de la blanchisserie et la porte de la maison. Mais aucune trace du couple.
Deux jours plus tard, alors que je faisais le double d’une clef, je vis arriver le commissaire Valiani. Il s’alluma une cigarette et attendit que je termine mon travail.
— Je suis surpris de vous voir ici, dis-je sur un ton tranquille.
Le policier sortit une enveloppe de la poche de son blouson et me montra une photo en couleurs. J’en étais le sujet ; je marchais sur un trottoir non loin de la blanchisserie.
— Je comprends pas, bredouillai-je.
— Il y en a d’autres. La brigade des stups surveille depuis un certain temps le coiffeur africain tout près des Siviero, où se réunissent les boss de la mafia nigérienne. Vous avez été vu plusieurs fois dans le secteur. Mais votre centre d’intérêt, c’était la blanchisserie et vous n’y étiez pas un client habituel. On n’a trouvé qu’une seule facture à votre nom.
— Et alors ?
— Je suis dans la maison depuis assez longtemps pour trouver la coïncidence curieuse. Vous aviez quel rapport avec Oreste Siviero et Daniela Borsatto ?
— J’étais devenu un de leurs clients. C’est tout.
— Je suis allé éplucher les archives et j’ai découvert que Siviero a été suspecté autrefois de plusieurs braquages. Il s’en est toujours tiré parce qu’on n’a jamais réussi à trouver d’indices suffisants. Il a même fait de la prison pour vol de voitures.
— Pourquoi vous me racontez tout ça ?
— Parce que Siviero fréquentait une salle de billard où il avait été souvent vu avec Raffaello Beggiato.
— Vous pensez que c’est lui, le complice ?
— Je ne pense rien. J’essaie seulement de comprendre. Dans cette histoire, il y a un truc qui tourne pas rond.
Il jeta son mégot par terre et s’en alla sans saluer. Je me remis au travail. Je n’arrivais pas à être stressé. J’avais la conscience tranquille.